5 janvier 2025 – 10 h 56
En 10 ans de vie commune, mon copain et moi étions les experts pour recevoir et nous partager les rôles sans rien nous communiquer. Pendant que mon cuisinier en faux congé se donnait corps et âme au fourneau pour éviter les discussions trop longues qui surf sur la vague du small talk et de l’intérêt, il équilibrait les apparitions auprès des convives et les coups de couteau sur la planche en bois. Sa présence était moins fréquente, mais il demeure toujours le centre des soirées, mesurant ses apparitions, calculant sans calculer ses anecdotes et étouffant la musique par son rire sincère et communicatif.
De mon côté, j’occupais les convives en animant la soirée de mon son préféré : le bruit du bouchon qui quitte la bouteille de vin. Évitant de parler de moi pour créer des liens peu authentiques avec la visite, je m’assurais qu’ils se sentent bien, écouter, considérer, bref, qu’ils m’aiment. C’était donc en mettant la nappe sur la table que je croisais le visage d’un invité pour lui demander d’un sourire sincère comment allait sa vie, pour de vrai. Faisant des aller-retour à la cuisine pour un traditionnel caucus avec mon amoureux sous la hotte, je revenais toujours souriante, prête à rendre important qui en avait besoin.
J’en aurais eu besoin. Par contre, le vin rouge prenait une place tellement importante que c’était le seul besoin qui comptait réellement. Le soir du 4 janvier, je n’avais plus de faux besoin qui noyait mes vrais besoins. C’est donc sans aucune hésitation que mon copain m’a fait une place dans sa cuisine, relayant le rôle de l’hôtesse présente à absolument personne. C’est donc avec une assurance de fer que j’ai brisé une tasse à thé jaune (ma couleur préférée) en tentant de servir le thé-passion-jour-3-sans-alcool, que j’ai échappé les flocons de piments rouges broyés dans l’huile frétillante, que j’ai raté la cuisson des pâtes en les oubliant parce que mon amoureux à ouvert mon vin préféré pour le destiné à sa seconde vie de vin de cuisson, et j’en passe. C’est donc le coeur accablé de honte que j’ai pris une pause dans ma chambre, incapable d’enfiler mes pantoufles d’hôtesse divertissante et soucieuse de ses invitées. Je vous laisse imaginer le nombre de caucus sous la hotte que mon copain a dû animer cette soirée.
C’est donc à 21 h et après quelques « j’ai faim » que nous avons conviés nos 6 invités autour de la table avec rallonge et les chaises tout droit sorties du garage. Heureusement, tout le monde a apprécié le souper et remercié mon copain pour son talent indéniable au fourneau. Je ne peux pas leur en vouloir de ne pas avoir souligné ma contribution, puisqu’ils étaient eux aussi peu habitués à mon nouveau rôle, d’autant plus que j’ai davantage ralenti mon conjoint qui devait réparer les pots cassés que je laissais trainer derrière moi comme le petit Poucet.
C’est à 22 h que mon copain a ouvert son cadeau de Noël comme un petit garçon le matin du 25 décembre. C’est là que j’ai dit une blague sur la nature potentielle du cadeau, que j’ai vu un échange de regard qui m’a donné envie que ma maison ne soit plus la mienne. C’est là que j’ai eu hâte qu’il n’y ait plus personne, et que je me suis dit que j’étais chanceuse quand j’avais roulé les boulettes, puisque j’avais pu me sauver pour aller pleurer en toute intimité.
C’est vers 22 h 43 que j’ai pu aller me réfugier dans ma chambre avec un copain désemparé qui aurait aimé avoir les mots pour chasser mon chagrin. Sans le savoir, il a toutefois dit les mots que j’avais le plus besoin d’entendre après que je lui ai dit me sentir insignifiante sans lubrifiant social : « je t’aime comme ça, moi ».
C’est vers 22 h 46 que j’ai pris conscience du malaise que j’avais envers moi-même, de la honte que j’avais de ressentir les émotions que je ressentais.
C’est vers 23 h 03 que j’ai essayé de me convaincre que ce n’était pas égoïste d’avoir de la peine que personne n’ait essayée de s’intéresser à moi. Que c’est normal d’avoir une tempête d’émotion dans son coeur quand tu es habitué de survivre à l’être humain qui n’est pas toi ou ta personne avec l’alcool. Que sans ce lubrifiant, je n’ai pas grand-chose à dire, des fois. Que quand je n’ai pas grand-chose à dire, les gens me disent pas grand-chose.
C’est à 23 h 08 que j’ai réalisé une infime partie du travail qui m’attendait.
C’est aux alentours de 23 h 10 que j’ai décidé d’écrire.
C’est à 23 h 12 que j’ai commencé à écrire. Non pas une histoire inspirante, mais une histoire ordinaire d’une fille ordinaire qui essaie de faire quelque chose d’ordinaire pour bien du monde, mais de très inspirant pour elle.
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